À force d’interdire, la haute gastronomie française va se retrouver…sans clients

Interdictions dans la haute gastronomie - Tribu Ohayon

Sans gluten, sans lactose, sans viande, sans carte, sans enfant, sans photo, sans service le midi, sans encadrement du temps du service, sans sauce, sans choix…en y regardant de plus près, les dernières innovations de la haute gastronomie sont des interdictions… Du coup, je me suis demandé : avant de se retrouver sans client, quelles peuvent être les autres solutions ?

C’est en mélangeant mes expériences de simple client et les réflexions que je mène dans le cadre de mes activités de conseil que j’arrive à un simple constat « presque alarmant » : la profession, sans le vouloir, s’éloigne de plus en plus des attentes des consommateurs en interdisant à tour de bras…

« Sans le vouloir », car il est normal que quand vous avez, tout au long de la journée, consacré du temps aux réunions pour les chefs salariés, aux paperasses pour les chefs propriétaires, afin de comprendre les nouveautés liés aux taxes, la batterie de normes, ou le problème épineux des ressources humaines (plus particulièrement le recrutement)… Avec deux services par jour et seulement une seule journée de repos par semaine, qui au final est consacrée aux missions d’entrepreneurs (paperasse, quand tu nous tiens !), il reste peu de temps aux professionnels pour imaginer l’environnement du restaurant qu’aimeraient leurs contemporains.

Alors, sûrement à cause de ce temps perdu, depuis 2 ans j’observe que les « innovations proposées » aux consommateurs sont sous le thème de « la restriction », voire de « l’interdiction » : mise en place d’encadrements par de nouveaux labels, création de nouveaux logos pour « rassurer » le consommateur qui dicte de nouvelles normes, même les services d’hygiène veulent poser des smileys positifs ou négatifs sur les portes d’entrée après une visite ! Alors les thèmes de communication pour l’éclosion d’un chef ne sont plus audace, identité, créativité, générosité, mais de bons vieux relents d’esprit communautariste autoritaire.

Dans les colonnes d’Atabula, le Chef Christian Lesquer confie : « Je réfléchis beaucoup au restaurant de demain, à celui qui trouvera le bon équilibre entre le service, la qualité de l’assiette et la juste addition. Certains restaurants sont complets mais ils perdent de l’argent. Ils n’ont pas trouvé la bonne équation et c’est tout le problème de la restauration aujourd’hui : combien ça coûte de transformer les produits, combien ça coûte d’avoir un vrai service en salle et combien le client est prêt à payer pour tout cela ? ».

Le restaurant de demain : vaste thème mais si juste. Et si nous regardions le potentiel du restaurant d’aujourd’hui ?

Un chef, c’est un entrepreneur. Et une fois que tu as retiré le « blabla », les objectifs d’un entrepreneur répondent à trois finalités : satisfaire son client, créer des emplois et générer des profits, et la gastronomie n’y échappe pas.

En France, si nous prenons le nombre de restaurants reconnus pour leur gastronomie à travers le guide Michelin, nous totalisons 598 tables (26 – 3* ; 77 – 2 * ; 495 – 1 *) ! En considérant que chaque table accueille 80 couverts par jour ouvert, sur 5 jours d’ouverture en moyenne par semaine, avec un taux d’occupation de 60 %, nous arrivons à un total de 7,5 millions de consommateurs qui poussent la porte d’un restaurant de haute gastronomie par an. À titre de comparaison, le nombre moyen de clients se rendant au McDo par jour est de 706 par seconde, ce qui représente plus de 22 milliards de clients par an dans 118 pays. En un mot, la gastronomie est un micro-marché composé d’un segment de clientèle luxe ou prémium liée à des profils bien spécifiques (famille, couple, affaires…) Mais ce micro-marché a la porte ouverte dans le média, ce qui lui donne un autre statut.

Alors, au lieu d’interdire à tour de bras pour faire du buzz et s’éloigner des attentes, j’aimerais vous faire partager des constats liés à mes propres expériences ‘parfois sans détour’, et imaginer une palette de solutions (à prendre ou à laisser) qui pourraient améliorer le nombre de couverts par jour sans pour autant regarder les idées sous le signe de l’interdiction ou restriction :

SANS DISPONIBILITÉ : La réservation. « C’est un service, pas une corvée. » Sensation, en qualité de client, que j’ai en moyenne à 50 % quand je réserve par téléphone, je fais l’effort de prendre contact avec l’établissement et lorsque c’est complet (ce qui est parfaitement compréhensible), je pense que la stratégie serait plutôt de proposer des dates alternatives : l’idée c’est de ne pas perdre le client.

Sur internet, à côté du logiciel de réservation en ligne de table, simplement indiquer les jours de fermeture est déjà une précaution et un service, vous évitez l’effet « déception par manque d’information ». Il y a de nombreuses astuces pour améliorer la captation du client : si vous souhaitez plus d’information sur les méthodes de réservation qu’utilisent les consommateurs pour réserver dans un restaurant, retrouvez quelques chiffres ici.

De moins en moins, le consommateur a la liberté de choix de son arrivée, on lui impose 20h00- 20h30 – 21h00, ce que je comprends par mon ancienne expérience de cuisinier, le flot de tables en arrivées successives fluidifie la production en cuisine (mais je ne suis pas sûr que le consommateur puisse avoir cette perception, et puis, au final, il paie, il s’en moque un peu de l’organisation interne).

Pourtant, dans une grande majorité de programmes de rénovation ou lancement que j’ai suivis, peu d’architectes imaginent des espaces où l’on pourrait prendre sa commande en-dehors de la salle à manger. Alors le client arriverait à partir de 19 h 00 et 19 h 30, naturellement il consommerait plus, le rituel des amuse-bouches serait servi à cet endroit pour passer aux choses sérieuses une fois à table, cet espace serait la phase de découverte des attentes du client par les maîtres d’hôtels. Dans une grande majorité d’établissements, actuellement ces espaces sont réservés pour l’après-repas, je comprends que dans certaines grandes villes, le loyer au m² ne permette pas cela.

SANS ENFANT : Le profil des clients famille. « Plusieurs restaurants étoilés acceptent les chiens, mais pas obligatoirement les enfants de moins de 12 ans ». D’un point de vue économique, j’entends l’argument, ce petit bout de chou va prendre un menu à 10 – 15 euros, alors que le ticket moyen est à 150, 200, parfois plus… Cette chaise à 15 euros occupée ne pourra être compensée sur le chiffre d’affaires de la journée. Enfin, d’autres maisons m’expliquent qu’un enfant peut perturber la tranquillité des autres tables.

Et si les restaurants gastronomiques imaginaient des services de babysitting ? Une grande majorité de consommateurs ayant le potentiel pour découvrir ses tables sont souvent des parents de 40 ans avec des enfants en bas âge de moins de 10 ans. En plus, les femmes ayant des vies actives soutenues et des postes à responsabilité, les enfants de nos générations arrivent plus tard. Au cœur de leur carrière professionnelle, les parents souhaitent profiter de leurs enfants, également au restaurant. Par exemple, le repas de l’enfant serait servi pendant l’apéritif, puis, les parents passant à table, l’enfant pourrait ensuite pendant 1 h 30 à 2 heures être accompagné par un service de babysitting, à la fois les parents sont heureux de se retrouver, sécurisés de savoir leur enfant avec d’autres du même âge entre de bonnes mains, et sûrement qu’en mettant en avant ce service au déjeuner ou dîner à la réservation, des maisons capteraient une clientèle de proximité au cœur de leur cible.

SANS TIMING : Le profil du client affaire. « Business is time ». La clientèle affaire a déserté les grandes maisons : raison principale budget… Alors les établissements ont lancé les menu « à faire » ou « affaire », avec des 2 étoiles à moins de 40 euros et des 1 étoile à 25 euros. Pourtant, cela n’a pas obligatoirement ramené le client affaire : le filon, c’est le 40 euros en 40 minutes (vous pouvez mettre le prix que vous voulez) car leur préoccupation c’est le temps, si en plus vous avez un accès wifi gratuit, vous êtes au niveau de qualité d’une grande chaîne de fastfood, et si en plus vous supprimez les amuse-bouches et avant dessert inutiles dans 80 % des cas, vous rendez le déjeuner plus léger, adapté au travail de la journée.

SANS GRANDE TABLE : Le profil du client banquet. « Il a écrit banquet là, j’ai pas rêvé ? On ne fait pas de banquet nous mais de la gastronomie, MONSIEUR ». Pour la bonne forme de cette solution, indiquons donc le terme « privatisation ». Peu de restaurants proposent cette formule de peur de manquer ce jour-là le fameux russe qui commanderait la bouteille de DRC ! L’idée de la privatisation est qu’elle fasse partie de l’offre, et pas que ce soit le consommateur qui la suppose. Cela peut commencer par accueillir des grandes tables, et je ne trouve pas cela choquant de demander un numéro de carte bancaire pour garantir ce type de réservation (à partir de 6 ou 8 couverts). La profession pourrait imaginer des conditions de réservation semblables à celles de l’hôtellerie. Pour le choix des grandes tables, le menu imposé n’est pas toujours agréable, par exemple seulement le poisson ou la viande pourrait être commun et là les chefs pourraient « ressortir » les fameux torpilleurs qui correspondaient parfaitement à l’idée de la générosité d’antan des tables comme Dumaine, Bise, Pic…

SANS CHOIX : La carte du restaurant est l’outil qui se fait de plus en plus rare, au profit des menus imposés : la restriction est de mise, certes elle rend le foodcost meilleur car vous faites les achats pour la semaine, aucune perte, les restaurants qui le pratiquent font une sorte de service banquetting commun à toutes les tables. D’un point de vue de la qualité, cela se défend, le cuisinier répétant inlassablement les mêmes gestes pendant tout le service et en regroupant des tables entre elles pour l’envoi dit « en groupe », cela ne peut qu’améliorer la rigueur des assiettes, vous ajoutez en plus toutes les cuissons en basses température pour limiter les erreurs et vous atteignez un haut niveau de qualité. Certes, c’est celui de Rolex où votre montre est la même dans le point de vente de Shanghai, New York ou Poligny, mais vous êtes loin du niveau de Patek Philippe. Là, c’est plutôt l’origine, l’identité : le souvenir c’est l’objet que l’on transmet, on s’ancre dans des valeurs fortes.

En tant que consommateur, lorsque vous retournez dans les établissements à la restriction au seul choix de menu, ne vous attendez pas à retrouver un plat qui vous a donné de l’émotion. Retrouver un souvenir mémorable est interdit. Une solution : laisser, à côté des menus imposés qui évoluent régulièrement, quelques plats signatures en fonction de la saison.

SANS PHOTO : Le client est un ambassadeur, et le numérique est un levier de notoriété. Interdire les photos de plats ne va pas dans le sens du consommateur. Ayant déjà donné mon point de vue chez Stéphane Soumier sur ce sujet, je rappelle juste le lien à voir ou revoir en vidéo

SANS SAUCE : Pour le clin d’œil du gourmand, le trait juste pour le design est joli, mais la saucière est de plus en plus absente… Tous les chefs réfléchissent à des arts de la table superbes et de qualité mais la saucière est rencardée au placard…

SANS TYPE DE PRODUIT : Naturellement, nous encourageons tous la santé par la qualité de la nourriture, en revanche l’idée même de supprimer la viande reviendrait aussi à indiquer aux vignerons de vin rouge de ne plus envoyer de bouteille. Désolé, nous n’avons plus de plats pour aller avec… Pour le moment, nous sommes sûrement sur une stratégie de buzz car, au final, il y aura de la viande. En parallèle, j’observe qu’une nouvelle clientèle étrangère ayant des habitudes alimentaires en fonction de leur religion vont de plus en plus dans les restaurants étoilés en France… Les palaces qui fixent leur taux de remplissage sur le Moyen-Orient induisent automatiquement une réflexion autour de l’offre nourriture et boisson. Un équilibre est à trouver…

Un consommateur ne pousse pas la porte d’un restaurant pour se nourrir, mais pour vivre une expérience et des émotions.

En donnant des signes de restriction ou d’interdiction, la haute gastronomie peut sans le vouloir développer des idées qui l’éloignent des attentes de ses propres contemporains.

En créant des relais de croissances, sur la liberté, l’innovation, l’expression, l’identité et en bannissant les interdits, de mon point de vue, nous créons un nouveau monde : notre monde.

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1 Commentaire

  • Répondre décembre 15, 2014

    Luc Rtbfy

    Commentaire très juste sur la réservation. Je rajouterai même que lorsque j’arrive dans un restaurant et qu’on me demande tout de suite d’un ton sec : Avez-vous réservé ? ; et qu’on m’annonce qu’ils sont complets ce soir, ils devraient plutôt nous mettre en liste d’attente ou bien nous proposer une autre date comme vous dîtes… Après tout, l’objectif est de fidéliser les clients, pas de les écarter. Si on n’apprend pas à les garder au premier abord, on ne peut pas attendre d’eux qu’ils reviennent dans le restaurant.

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